Le bureau de Georges Clemenceau

Les lieux ne rendent pas toujours justice aux figures qui les ont rendus historiques. Alors que l’hôtel de Brienne, siège du ministère de la Guerre depuis 1817, a été l’un des lieux stratégiques de la France engagée dans la Première Guerre mondiale, en ayant en particulier accueilli Georges Clemenceau depuis son entrée en fonctions en novembre 1917 jusqu’à la victoire en novembre 1918 et au-delà, les murs du 14, rue Saint-Dominique n’avaient conservé quasiment aucune trace de ces heures glorieuses où tout un pays vacillant s’était ressaisi à l’appel du Tigre. C’est au prix d’un travail patient, passionné, que le bureau de Clemenceau a retrouvé l’apparence et l’atmosphère qu’il offrait aux visiteurs.

Jusqu’à une date récente, le fantôme de Clemenceau, chassé de son bureau – qui avait été rapidement dévolu à un collaborateur du ministre, puis transformé en salle de presse, et pour finir en débarras de meubles – errait ainsi dans les antichambres d’un lieu où il n’avait pour ainsi dire plus sa place.

De même que l’esprit du général de Gaulle continuait de souffler sur le bureau qu’il avait occupé à deux reprises, portant le souvenir d’autres épisodes immémoriaux, il fallait réinstaller Clemenceau chez lui, et rétablir ainsi les droits de sa mémoire à l’endroit où il s’était peut-être le mieux illustré. C’est le travail que Jean-Yves Le Drian a souhaité engager peu de temps après sa prise de fonction en mai 2012, et qui a préfiguré, par un premier chantier patrimonial d’envergure, l’action de l’association des Amis de l’hôtel de Brienne.

Restaurer le bureau de Georges Clemenceau aura été plus qu’un défi. Comme une enquête policière, à partir de maigres descriptions et de deux photographies en noir et blanc, il a fallu reconstituer le décor, le mobilier, la disposition et plus encore l’atmosphère d’une pièce mythique, mais rapidement disparue de la mémoire française de la Première Guerre mondiale.

L’intervention de l’architecte en chef des monuments historiques a été tout d’abord précieuse pour redonner au bureau de Clemenceau son apparence d’origine. Le parquet a été refait à l’identique, révélant au passage que le sol dissimulait une quantité considérable de sable, disposé là dans les années 1950 comme dispositif anti-écoutes ! Les murs ont facilement retrouvé les tentures d’origine et leurs motifs, dont les photographies avaient gardé trace, mais la couleur des tentures a fait l’objet d’un travail d’échantillonnage complexe, accompli par les soieries lyonnaises mobilisées pour l’occasion.

Le mobilier, de son côté, avait été disséminé en partie au sein de l’hôtel de Brienne, en partie bien au-delà de ses murs. Alors que la table de travail se trouvait simplement au rez-de-chaussée, dans ce qui est aujourd’hui le bureau du chef du cabinet militaire du ministre, le fauteuil dit “de Clemenceau”, en revanche, aux accoudoirs à tête de tigre, qui est un cadeau fait à Clemenceau par un collectif de Français au sortir de la guerre, a été retrouvé dans une annexe de la mairie d’Hyères, dans le Sud de la France, où il avait été mis en dépôt au milieu des années 1980.

L’une des pièces les plus précieuses est sans conteste le double-cartonnier dit “Daru”, du nom de l’intendant général de la Grande Armée de Napoléon qui en avait assuré le dessin lui-même (photo ci-contre). Ce meuble, à la fois imposant et fragile, servant à entreposer et consulter des cartes, est unique au monde : entièrement démontable, il a suivi Napoléon dans une partie de ses campagnes et a notamment franchi la Moskova à dos de cheval ! Il est d’ailleurs frappant de voir, toujours sur les photographies, que Clemenceau en a fait le même usage que Napoléon, un siècle après lui, consultant des cartes, comme s’il y avait là une filiation discrète qui lui tenait à cœur. À côté de l’imposante bibliothèque, dans le même style “retour d’Égypte”, se trouvent aujourd’hui deux porte-cartes, reconstitutions fidèles de ceux qui figuraient dans le bureau en 1917 et qui portent témoignage de l’importance que Clemenceau, chef de guerre, accordait à la consultation des cartes.

La disposition de la pièce a fait l’objet de nombreux échanges au sein de l’équipe qui a supervisé le chantier, sous le regard attentif du cabinet de Jean-Yves Le Drian : les deux photographies ne suffisaient pas en effet à déterminer si Clemenceau travaillait dos ou face à la cheminée. Ce sont les précieux Mémoires du général Mordacq, son fidèle chef de cabinet militaire, qui ont permis d’estimer qu’il travaillait dans l’axe de la fenêtre près de la porte d’entrée, soit dos à la cheminée. Les regards de Clemenceau se portaient en effet souvent vers cette fenêtre, au pied de laquelle les Parisiens prendraient vite l’habitude de venir l’interpeller et dialoguer avec lui. C’est à cette fenêtre encore qu’il apparaîtrait pour la première fois en public le 11 novembre 1918, offrant à la foule venue l’acclamer le visage épanoui de celui qui venait de surmonter, pour son pays, les pires épreuves, et qui serait bientôt appelé “Père la Victoire”.

Et c’est ainsi, au prix d’un travail patient, passionné, où les seules libertés prises (comme l’achat d’un téléphone de 1907 aux Puces de Saint-Ouen pour la table de travail) l’ont été dans le respect scrupuleux de l’impératif de vraisemblance historique, que le bureau de ­Clemenceau a retrouvé l’apparence et l’atmosphère qu’il offrait aux visiteurs du Tigre, et qu’il offre aujourd’hui à tous les visiteurs de l’hôtel de Brienne.

La restauration du bureau de l’hôtel de Brienne, inaugurée le 17 novembre 2014, a été saluée comme une réussite par tous les spécialistes qui l’ont approchée. Elle a inauguré une dynamique de valorisation de ce patrimoine exceptionnel que représente l’hôtel de Brienne, et qui a connu plusieurs suites, avec en particulier la création de l’association des Amis de l’hôtel de Brienne et la restauration du PC Brienne, autre aventure patrimoniale d’envergure.

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